Koen Theys, l’impertinence désinvolté


Avec trois nouvelles expositions à Bruxelles en octobre, Koen Theys (1963, Bruxelles) s’impose en force dans l’agenda culturel belge de cette rentrée 2015. Actif depuis une trentaine d’années sur la scène artistique internationale, cet artiste bruxellois au talent protéiforme, esprit incisif à l’humeur badine, ne fut pas toujours clairement identifiable par le public belge, et ce malgré son rôle incontournable dans l’art vidéo dès les années 80. Il faut dire que ce personnage facétieux et insoumis, pétri de culture punk, s’est toujours plu à brouiller les pistes : en portant un regard à la fois amusé et critique sur la société, Koen Theys cultive une satire désinvolte sur fond de réalisme véhément, tout en se gardant d’être au devant de la scène.

Si Koen Theys refuse de limiter son processus créatif à un médium, il reconnaît volontiers que l’art vidéo domine son travail, depuis ses débuts jusqu’à l’avènement de l’image numérique, qui a lui ouvert un champ excitant de possibilités nouvelles. A l’instar de Bruce Nauman, Paul McCarthy et Tony Oursler, il est l’un des premiers artistes à investir la vidéo expérimentale comme support artistique, notamment sur le territoire belge. Mais en revendiquant l’utilisation de bien d’autres supports (photographie, collages, sculpture et même peinture), il souligne ce désir d’être inclassable. Cette dispersion agit pourtant en un autre but : l’artiste joueur, essaime, trouble la lecture, sème sciemment la confusion. Depuis quelques années pourtant, Koen Theys semble décidé à s’échapper de cette distance soigneusement calculée, qui le mettait dans une position confortable.
A travers ses œuvres récentes, Theys frappe ostensiblement l’art de son ironie grinçante, témoin amusé des absurdités de son temps. C’est l’heure de la maturité pour l’artiste belge qui assume allègrement son identité d’artiste taquin et irrévérencieux. En 2008, son outrecuidance monte d’un cran avec la réalisation d’une vidéo en 3D pour la chaîne de télévision flamande CANVAS, dont les extraits sont diffusés en prime-time pendant un an. L’artiste détourne le logo originel de la chaîne, concevant un logo à son nom, composé d’une assemblée de personnages semblant l’ovationner. Le spectateurs se questionnent, certains artistes s’offusquent, la confusion est à son comble : l’artiste passe pour un pur mégalo, à son grand ravissement. Il faut attendre une exposition au S.M.A.K en 2013, sélection rétrospective de son travail, pour que ce pionnier de la vidéo imprègne durablement les esprits et s’installe incontestablement dans le paysage artistique belge.
Une double exposition d’envergure en collaboration avec l’artiste turc Gülsün Karamustafa (1946, Ankara) à la CENTRALE, dans le cadre du projet Europalia, et à Argos, ainsi qu’une exposition en solo à l’Etablissement d’en Face confirment la place déterminante dans l’art contemporain de cet anti-académiste notoire. Un double événement et un one man show, deux tons bien différents, donnant un aperçu assez exhaustif de l’univers de l’artiste. D’un côté des installations de grande envergure, avec une prédominance de la vidéo, mises en dialogue avec l’artiste turque, rythmées par des œuvres anciennes et récentes, qui résonnent comme un état des lieux des fondements socio-culturels de son pays respectif, exploitant avec humour les produits dérivés de la culture de masse. De l’autre, une exposition en solo, où une vidéo d’une performance constituée des acteurs réels d’une procession catholique traditionnelle à Meigem, mis en rapport avec un travail en céramique surprenant aux accents grotesques et théâtraux. Koen Theys explore avec humour et esthétisme la frontière ténue, qui sépare le sacré du kitsch, manifestant une fois de plus sa fascination de longue date pour le clinquant des ornements de masse et l’iconographie populaire.
Rencontre avec l’artiste, maître du détournement, définitivement décidé à ne pas rentrer dans le rang, n’en déplaise aux bien-pensants.

H ART : Comment expliquez-vous l’utilisation atypique de la céramique dans l’exposition de l’Etablissement d’en face?

Koen Theys : Tout a commencé quand Jan Fabre a remarqué mon travail il y a deux ans. Il a été très enthousiasmé par mon exposition au S.M.A.K. Puis il m’a demandé de réaliser une œuvre pour son théâtre à Anvers, appelée à être intégrée dans le bâtiment. J’ai eu l’idée de mettre en œuvre le projet, un travail sur de vastes dalles de 120 x120 cm, en utilisant la céramique, malgré la difficulté que ça impliquait. J’ai travaillé pendant plusieurs mois dans un centre spécial en Hollande, le plus grand d’Europe qui met à disposition des fours adéquats. Pour cette œuvre, je me suis inspiré des masques grecs de théâtre classique, l’un comique et l’autre tragique. Les visages se transforment en des bras qui donnent l’impression de se battre ensemble. L’expérience m’ tellement plu que j’ai continué à en faire un certain nombre en vue d’une exposition à l’Etablissement d’en face. J’avais très envie de retourner à la sculpture, que j’ai beaucoup pratiqué dans le passé et de tenter un nouveau support. La céramique s’est présentée de manière évidente. Je ressentais le besoin de faire quelque chose de différent pour sortir de l’ordinateur et du cadre de la vidéo. Mais en même temps, je voulais quelque chose qui ne soit pas considéré comme un support artistique évident comme de la peinture à l’huile. Je voulais un support d’amateur, qui ait un côté décalé avec mon travail habituel et avec lequel je puisse m’amuser. J’aurais pu aussi utiliser du papier mâché… Les gens vont en être certainement déroutés et j’en suis très content!

H ART : Quel est le rapport entre ces sculptures et la vidéo de la performance ?
Les deux travaux sont liés par la théâtralité qui émerge en toile de fond. L’aspect carnavalesque de la représentation vivante rentre en contraste avec l’attitude très sérieuse des participants réels de la procession, devenus performeurs. J’ai fait venir la procession entière de Meigem, soit une centaine de personnes, les participants réels, maquillés avec leur costumes d’origine et leurs faux accessoires. Je les ai juste fait venir pour les exposer tels quels à la manière d’un ‘ready made’ pendant une heure. Immobiles, ils marquent l’espace juste par leur présence. C’est un peu comme attendre Godot ! Les masques rentrent en écho avec l’aspect artificiel des costumes. Venant d’une famille catholique, j’ai été moi-même amené à participer à des processions quand j’avais dix ans. J’en ai des souvenirs pénibles et en même temps j’étais fasciné par toute cette ambiance complétement surfaite. J’aime particulièrement cet univers de pacotille et la représentation d’un l’ordre faux.

H ART : Comment s’est passé la décision d’une double exposition à la CENTRALE et à Argos en collaboration avec l’artiste Gülsün Karamustafa ?

K.T : J’ai été contacté par Argos et la Centrale au même moment suite à mon exposition au S.MA.K. Les deux espaces étant proches, il m'a paru évident de leur proposer une double exposition. J’avais envie de combiner les choses au lieu de présenter deux expositions différentes. Le concept de base d’Europalia à La Centrale était de travailler avec un ou une artiste turque. J’étais invité à faire un choix parmi plusieurs artistes avec qui collaborer. J’ai tout de suite été séduit par le travail de Gülsün Karamustafa. C’est une artiste d’une autre génération, avec une culture et un parcours bien différents, pourtant il y a beaucoup de rapports et d’affinités entre nos travaux. C’était très étonnant de découvrir qu’on s’intéressait vraiment aux mêmes thèmes mais d’un angle tout à fait différents. Nos œuvres sont en ce sens très proches et, à certains points de vue, très éloignées. Gülsün Karamustafa est marqué par les années 60 et l’idée de restaurer la société par l’art, à la manière d’une révolution culturelle, tandis que je suis issu des années 80 et imprégné de l’esprit punk. Ce décalage n’est pas un obstacle mais au contraire le tremplin à un dialogue curieux et pertinent. Evidemment il y a chez elle un point de vue féministe en toile de fond de son travail. Gülsün s’inspire beaucoup de la culture populaire de son pays, comme moi de la Belgique. On partage cette fascination pour l’imagerie populaire un peu kitsch. L’iconographie populaire traverse le temps et se transforme. Je me base de ces images modernes dérivées d’un imaginaire populaire ancien. Enfin, elle travaille comme moi avec plusieurs médias : vidéo, sculpture, installations...

H ART : Y a t-il justement un médium proprement idéal en art ?
K .T : Bien sûr la vidéo est mon support de prédilection, mais il n’est pas idéal. En réalité, je ne pense en terme de médium. La photo ou les collages sont utilisés comme base de développement la vidéo. J’adore avant tout faire des performances, être metteur en scène, être derrière la caméra. Il faut que ça fonctionne en tant que performance vivante et non uniquement comme simple réalisation de vidéo. J’aime la tension qui se crée dans le fait que la prise de vue soit unique. Quand je fais de la sculpture ou de la peinture, je me sens moins libre car ce sont des supports qui s’imposent trop en tant qu’art. Je me suis senti assez rapidement plus à l’aise dans la vidéo car un support vivant qui garde une ambiguïté sur sa nature même d’œuvre d’art. La vidéo permet de ne pas m’inscrire dans l’histoire de l’art, dans tout ce qu’elle peut avoir de sclérosée. Ou bien de le faire d’une manière plus légère et plus subversive. Il n’y a pas cette lourdeur, cet académisme, ce côté statique qu’il y a dans les autres médias comme la peinture à l’huile ou le bronze par exemple, qui sont très connotés. Ce n’est qu’avec ces supports considérés comme dilettantes, que j’arrive à faire des choses sérieuses. J’aime bien dérouter mon public en utilisant des supports décalés. Ca m’amuse d’entendre la réaction parfois sarcastique de mon entourage lorsque je j’annonce que j’utilise à un matériau vulgaire, comme la céramique habituellement utilisé pour de la poterie…

H ART : Que peut-on attendre en tant qu’artiste après 30 ans de carrière ? Comment se renouvelle-t-on ?
K.T : On n’a jamais assez de reconnaissance en tant qu’artiste. Lentement je commence à être satisfait de ce que je suis en train de faire. En Belgique, je suis à la fois très connu d’un certain public averti et méconnu du grand public, parce que je détourne sans cesse les codes. C’est une position ambiguë que j’aime. De plus mon travail est assez controversé, ce qui me convient tout à fait. J’ai toujours cherché à me renouveler, n’étant jamais tout à fait satisfait, en partie en passant par des supports différents. De plus en plus l’art et le documentaire se confondent à tort : le documentaire ne peut être une œuvre d’art et l’art ne doit pas exister en tant que document. L’œuvre d’art doit exister en tant que telle sans avoir de valeur sociale, être politique dans la forme sans avoir de valeur sociale. Un bon travail artistique dit quelque chose de nouveau, c’est l’évidence même, il donne une impression de facilité, de fraîcheur et de liberté. Ce qui prime c’est ce qui se dit à travers l’œuvre, c’est pour cela que j’apprécie les artistes qui ne sont pas attachés à une technique. Tout comme Gülsün Karamustafa, je ne préoccupe jamais de mon style. Dans l’art, il faut être avant tout un bon artiste, pas un bon peintre ou un bon vidéaste.


Elsa ASSOUN - <H>art
22 oct 2015

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