Réalités et Illusions …


La “Fenêtre revient souvent dans l’oeuvre de Koen theys. Elle est moulée en creux, à plusieurs endroits, sur le corps d’un homme (en polyurethane) étendu, comme assassiné, sur le sol, ou plutôt enfoncé dans le sol. En relief, suspendu au plafond d’une caisse rectangulaire, elle “met en scène” ce volume que pourraient hanter des acteurs modèle réduit. Elle “met en forme” aussi une composition/collage photografique, faite de vues sur des toits de maisons. Ou alors plantée au milieu de la salle, transparante celle-là (en vrai verre) et encadrée, elle évoque au passage plusieurs siècles d’histoire du tableau: de la “fenêtre ouverte sur le monde” du Quattrocento au “Grand verre” de Duchamp, en passant par la remise en cause impressioniste (avec le “balcon” de Manet, subtilement cité par le dessin du sablage).

Mais d’autres objets “peignent” cette exposition: le moulage (en polyurethane toujours) d’une boite d’alarme, d’enceintes stéréo, d’une ramassette, ou de petits objets quotidiens (cendriers, téléphones portables, calculettes, …) posés sur une table en bois peint. Ce dernier travail, très “pictural” me fait penser aux natures mortes d’antan. Malgré moi, je me sens alors invité à réfléchir sur le tableau, la peinture, la réalité et l’illusion.

Du premier, il ne reste que le mythe, c’est-à-dire ce qu’on peut en raconter, car il semble aujourd’hui très improbable que le “tableau” puisse encore, pour nous, être le “lieu” de l’art (cela ne veut pas dire qu’il n’y aura pas, pour longtemps encore, beaucoup de “fabriquants” de tableaux – notre pays en est d’ailleurs l’un des paradis). Ce mythe, Theys le décline, avec humour et intelligence, montrant la vraie-fausse transparance de cette “fenêtre ouverte sur le monde”, mais un monde qu’il faut aujourd’hui regarder avec d’autres “instruments”. La pièce “Passage”, représentant une porte vue de biais, de telle sorte que l’on ne peut pas voir “l’autre côté”, est pourtant tout en verre: transparance et opacité paradoxale sont ici finement conjuguées.

C’est peut-être en mourant que le “tableau” a laissé la place à la “peinture”: et cette peinture peut alors être une forme en polyurethane naturel ou peint, fixée sur le mur. A y regarder de près, j’y retrouve toutes ces “qualités” (c’est qu’on ne se débarrasse pas si facilement de cinq siècles de “culture du tableau”…), si souvent prisées: couleur, matière, grain de la surface, et même le sujet, puisqu’il s’agit bien d’objets reconnaissables. Mais j’y trouve aussi, et c’est plus essentiel, un ancrage dans le réel d’aujourd’hui: le matériel d’une part, l’environnement d’objets fabriqués de l’autre, mais revus et corrigés par la main (et l’esprit) de l’artiste. C’est là qu’ils me surprennent, me déséquilibrent, me font réfléchir et me fascinent enfin.

Tout cela n’est pourtant qu’illusion, c’est-a-dire qu’une frontière, parfois presque imperceptible, sépare toujours l’art de la vie (même le porte-bouteille de Duchamp ne supporte pas qu’on y ajoute de vraie bouteilles et récemment à Venise, Bert Theis à inscrit le mot “sample” à un endroit toujours visible à côté des têtes réelles des visiteurs allongés sur ses chaises longues…). Chez Theys, le thème Magrittien (“ceci n’est pas une pipe”) pourrait se formuler: “bien qua ‘première vue’ cela y ressemble, ceci n’est pas une table avec des objets quotidiens”. Et, à sa facon, il nous met bien en garde de ne prendre les objets artistiques pour du réel: une photographie le représentant avec son ami et un chien mort suspendu à un crochet l’ors d’une action en 1983, est “corrigée” en 1995. Bien que l’illusion y soit découplée, cette dernière photographie est aussi “réelle” que la première en tant qu’objet artistique. Mais justement, où est le réel aujourd’hui derrière l’écran d’images (pas uniquement matérielles, mais aussi “mentales”) qui nous assaille quotidiennement?

Il ne reste plus qu’à aller voir.


Enrico Lunghi – LUXEMBURGER WORT
23.09.1995

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