LIED VAN MIJN LAND
(LE CHANT DE MON PAYS) – Deuxième partie


Koen et Frank Theys ont entamé en 1984 la réalisation d'une oeuvre en télévision et en vidéo. l'ambitieux projet porte le titre de «Lied van mijn Land» (Le Chant de Mon Pays). Les auteurs ont voulu incorporer dans ce cycle vidéo, à l'intérieur d'un scénario conçu par eux, la représentation des opéras du Ring et de Parsifal de Richard Wagner. Ceci ne correspond donc pas à ce que suggère le titre de l'oeuvre, «Lied Van Mijn land» évoque un poème épique, une littérature engagée, sur le thème de la Mère Patrie. Ce grandiose opéra, de l'époque flamboyante du romantisme allemand au siècle dernier, les frères Theys se sont proposés de le réaliser en cinq parties.

La première partie, «L'Or du Rhin», est sortie en 1986. La deuxième partie, «La Walkyrie», en 1989.

«Lied van Mijn Land» ne se contente pas d'enregistrer la représentation, pour laquelle ils ont conçu une mise en scène toute nouvelle des acteurs, des décors. des costumes et des accessoires. La musique est utilisée sans aucune transformation et impose son rythme à la succession des images.

Ce qui distingue cette représentation vidéo de cet opéra des nouvelles créations (comme celle du Belge Jan Fabre), de ces grandioses réalisations théâtrales - qui ont permis à ce genre musical quelque peu négligé de faire cette décennie un retour fort remarqué - c'est l'utilisation du médium audio-visuel.

Le médium électronique va certes à l'encontre du caractére bourgeois de l'opéra. Nombreux sont ceux qui n'acceptent pas la synthèse de la technique, des moyens de communication et de l'esthétique. Cette forme d'art s'avère non compatible avec le romantisme, et la conception romantique de l'art.

«Lied van Mijn Land» n'est pas un spectacle de type esthétisant ou gratuit. Les idéaux intellectuels et artistiques du compositeur se mesurent à l'image de la production artistique actuelle, et au lieu qu'occupent l'art et la culture dans notre société. Les réalisateurs estiment que les germes s'en retrouvent au coeur même de l'oeuvre de Richard Wagner. Telle la démarche pluridisciplinaire de certains créateurs contemporains. L'art sortait ainsi du ghetto de son public de l’époque, et s'ouvrait aux masses.

A Bayreuth le spectacle retient l'attention du grand public, ce qui conduisit Richard Wagner à faire des concessions à cet égard, afin de pouvoir couvrir les frais de production. Face à l'art et à sa production, Koen et Frank Theys opposent la communication de masse, la télévision. «Lied van Mijn Land» leur sert également à critiquer la fonction équivoque de celle-ci. Les deux réalisateurs, qui appartiennent à la génération qui a toujours connu la télé, ne la rejettent pas, mais la reconnaissent comme un phénomène intégré à notre société. Le cycle vidéo est destiné à la télévision, et a été créé à partir des moyens formels intrinsèques à ce médium technologique.

Ils estiment que la télévision émet les programmes les plus banals rencontrant ainsi le besoin de loisirs et de relations humaines réduites à leur plus simple expression. Ils affirment qu'une télévision utilisée à bon escient constitue un atout indéniable dans les mains de ceux qui veulent le pouvoir. Manipulée par les images, la masse n'est pas mise en état de les confronter à la réalité.

La volonté de puissance est un des thèmes de Richard Wagner. Dans le Ring c'est celui qui possède l'or qui a le pouvoir. Les dieux et les héros se battent pour cet or. Koen et Frank Theys transposent ce thème dans notre société dominée par les média. Ils remplacent l'or par l'image télévisée. Cette donnée se trouve au centre de la réalisation de «L'or du Rhin» (1). Au cours de ce chapitre de l'opéra, se livre un combat pour le pouvoir entre deux partis extrèmes: les dieux et les nains. Le Nibelung Alberich vole l'or des filles du Rhin et en forge un anneau, le «Ring», qui donne le pouvoir. Le dieu Wotan descend aux enfers, et s'empare de l'or au moyen d'une ruse. Le nain humilié a toutefois jeté un sort à l'anneau. Les géants qui ont bâti la forteresse Walhalla pour Wotan, séquestrent Frida, sa femme, la déesse de l'union conjugale. Ils exigent l'anneau en échange de sa libération. Le dieu Wotan le leur concède. Il voit se dérouler les combats sur divers moniteurs. Il ne possède donc plus l'anneau, mais pour le reconquérir il crée les Héros, et les Walkyries. Ce sont elles qui emportent les héros morts au champ d'honneur vers le Walhalla.

Dans la deuxième partie du cycle vidéo «Lied van Mijn Land»: la «Walkyrie», nous assistons au spectacle des vices du héros Siegmund, et de sa liaison incestueuse avec sa soeur Sieglinde. Siegmund qui s'est égaré, se retrouve dans une cabane au fond des bois, où il s'éprend de la femme Sieglinde, en ignorant qu'elle est sa soeur. Son mari, un chasseur, rentre chez lui, et provoque Siegmund en duel. Wotan veut que le héros Siegmund poursuive le combat pour l'or, tandis que sa femme, Fricka, exige que Siegmund soit puni pour cette liaison incestueuse. Wotan cède, et ordonne à la Walkyrie Brunhilde de signifier à Siegmund qu'il est condamné à mort. Entre-temps Sieglinde se trouve enceinte. Brunhilde est convaincue de l'amour entre le frère et la soeur, et tue le chasseur. Siegmund meurt néanmoins. Brunhilde mène Sieglinde vers la roche des Walkyries. Elle lui annonce la naissance d'un héros. C'est donc la relation entre l'homme et la femme qui se trouve au centre de la «Walkyrie».

Le même thème avait déjà été développé par Koen Theys dans le film vidéo «Diana». Ce personnage de la mythologie grecque et romaine, est la déesse de la chasse, mais aussi celle de la fécondité et de la guerre. Ce théme est mis en assemblage avec des images en super 8, filmées par Koen Theys lors d'une visite au cimetière allemand de Normandie, trace et symbole de la catastrophe du débarquement de la Seconde Guerre Mondiale. L'image finale s'inspire d'une photo d'archives représentant Hitler , et sa femme près d'une cascade …

Tout comme Richard Wagner, Koen Theys est fasciné par le mythe dans lequel il insère une problématique actuelle au moyen de symboles.

Dans la «Walkyrie», deuxiéme partie du cycle vidéo, Koen et Frank Theys ont procédé de la même façon que pour «L'or du Rhin», en élaborant la mise en forme et les éléments de style appliqués dans la première partie. A premiére vue la «Walkyrie» se distingue de «L'Or du Rhin», par un dessin plus précis et un montage plus compréhensible. 'Certains estiment que ceci est dû à une meilleure maîtrise du médium: la «Walkyrie» serait réussie, mais non «L'Or du Rhin». (Jeremy Welsh, De Walkure, Van Opera naar Mediakunst (La «Walkyrie», de l'opéra à l'art médiatique): «Andere Sinema», juillet-août 1989, PP.21-23).

L'élaboration prolongée et répétée d'une idée mène à la virtuosité. Ceci compromet la démarche initiale de l'artiste et l'authenticité de son oeuvre. La production artistique vire aisément au décoratif, phénomène fréquent dans l'oeuvre d'artistes vieillissants. Si la «Walkyrie» est plus claire, c'est parce que le vocabulaire formel y a été plus strictement appliqué. Le caractère plus intuitif et plus sensoriel de «L'Or du Rhin» n'en amoindrit certes pas la valeur face à une «Walkyrie» plus maîtrisée. Koen et Frank Theys se sont servis du langage audio-visuel: s'ils ne changent en rien la musique, ils transforment par contre l'élément visuel de l'opéra, la représentation et son aspect spatial - la scéne et la suggestion de ses décors. L'interprétation et la personnalité de l'acteur qui joue son rôle, sont neutralisées. Elles sont de simples éléments naturels. La combinaison et la répétition, dans un montage sans cesse changeant des éléments, servent à visualiser le récit. Les acteurs sont filmés de face devant un fond noir. Le film vidéo les place dans le décor, produit par la manipulation électronique (en images «blue key» de maquettes filmées et de paysages naturels réalistes.

Comme le récit est transporté dans notre société, aucune reconstruction de décors historiques ne s'impose.

Les acteurs et les actrices sont vêtu, de toges, de tuniques blanches ou sont tout simplement nus. Ils ont les cheveux longs ou sont chauves. Ceci correspond à leur rôle: les dieux, les nains, les Walkyries, etc. Déjà dans «Diana» Koen manifestait sa préférence pour la toge et le nu.

«Lied van Mijn Land» provoque ainsi un intense dérèglement des sens auprès du spectateur inaverti.

Pour la continuité visuelle du récit, les réalisateurs se sont inspirés du systéme des «Leitmotive» que Richard Wagner utilisait pour insérer dans la narration des éléments qui n'étaient pas visibles sur scène.

En faisant les relations nécessaires, l'auditeur peut comprendre et reconnaitre les parties du récit. Koen et Frank Theys en font de même pour les images. Pour comprendre visuellement le récit électronique, le spectateur aura à s'initier au vocabulaire des réalisateurs. Le sens de l'image de la «Walkyrie» ne laisse aucun doute. Nous voyons Sieglinde et Siegmund, les corps enlacés comme des jumeaux siamois, dans une chambre devant le feu de cheminée. La liaison incestueuse est ainsi représentée de façon radicale et primaire.

Les spectateurs actifs s'initient au libretto de l'opéra et aux idées des frères Theys. Les autres se laissent envoûter par des images hallucinantes. Les figures glissent sur l'écran, ou y passent comme des éclairs. Elles sont aplaties, agrandies ou rapetisées, d'après leur fonction. La surimpression et le collage réunissent différents plans, qui montrent tous un certain événement. La nature grandiose et idéalisée de Wagner se voit transformée comme par enchantement en nuit infinie aux couleurs chatoyantes. Koen et Frank Theys prétendent qu'ils ont voulu démystifier l'opéra de Wagner.

L'on verra donc au cours de toute la réalisation un paysage flamand de petites villas, aux toits rouges surmontés de grandes antennes, de poteaux téléphoniques et de fils, qui traversent le paysage entier. Comme les intérieurs bourgeois flamands font partie du décor, les grandes situations scéniques sont réduites à des effets de cube. Un bel exemple en est la scène au cours de laquelle Sieglinde lave le corps nu de Siegmund tandis que celui-ci se tient debout dans une cuve d'eau. Le caractère électronique du médium est souligné par les éclairs qui représentent la puissance des dieux. Les réalisateurs signaIent régulièrement la composition de l'image électronique, qui est la matière qu'ils utilisent. En s'en servant comme d'un symbole de l'image télévisée, qui remplace l'or, ou pour représenter l'eau, Koen et Frank Theys analysent la situation de l'art. Ce qui fait perdurer la conception du dix-neuvième siècle de l'artiste universel.

Leur intention n'est pourtant pas d'adroitement spéculer sur les impératifs du marché de l'art. «Lied van Mijn Land» est un exemple de l'idéologie de l'artiste face à l'image industrielle dans notre société capitaliste. Après la réalisation de la «Walkyrie», les deux réalisateurs ont tenté de s'en distancier en orientant leurs activités vers la production d'objets. Frank Theys réalise des installations vidéo. Koen Theys réalise des objets plastiques, en s'inspirant des images de «Lied van Mijn Land». Comme elles fonctionnent de façon autonome dans la réalisation vidéo, elles peuvent être réduites à l'état d'objets plastiques, libres dans leur espace. Le tout premier point de départ de cette réalisation est en effet formé de quelques images filmées. L'image entre autres d'une tour datant du 18ème siècle. (2) •

(1 & 2): Voir Cartes sur Cables n° 12. printemps '87, entretien avec les frères Theys.


Greta Vanbroeckhoven – CARTES SUR CÂBLES
printemps 1990

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